Dix ans que tu nous as annoncé, toute souriante, que tu avais la maladie de Parkinson. Ouf , nous avais-tu dit, ce n’est pas Alzheimer. Tu en avais si peur.
Deux ans plus tard, toujours alerte, tu commences à délirer, à voir des chiens noirs à tes côtés, à oublier tes clés, à donner de l’argent aux inconnus. Tu as accepté de passer des tests. La sentence est tombée. À ton Parkinson s’est ajouté la Démence de Corps de Léwy. Mystérieuse maladie dont on ne parlait guère il y a huit ans, et pourtant, c’est la seconde démence dégénérative. Tu étais contente. Tu n’avais pas Alzheimer. Comme j’aurais voulu te dire, effectivement, que tu y gagnais alors qu’au final tu t’es mis à vivre des hallucinations visuelles récurrentes tellement réelles que tu n‘as plus été capable de différencier la réalité de tes cauchemars. Pour moi, ce fut le début d’une descente aux enfers qui n’est toujours pas terminée, une souffrance terrible de voir celle que tu étais s’effacer.
Seuls ceux qui l’ont vécu peuvent comprendre. Voulant rester indépendante, tu vivais au troisième étage ta petite vie. Seulement ton univers, par moment, se déformait. Tu ne retrouvais plus ton micro-ondes ou ta télécommande, alors tu m’appelais. Enseignante, je ne pouvais me libérer immédiatement, mais il m’est arrivé des dizaines de fois de sauter mon repas du midi pour venir te rassurer. Peu à peu, j’ai fait disparaître tous les risques possibles, le gaz que tu oubliais d’éteindre, les tables pointues sur lesquelles tu tombais. La DLC s’est invitée alors avec plus de fermeté. Tu te perdais dans la rue, tu voulais voler comme un oiseau. Tu passais tes journées à nous envoyer des sos par sms. Lorsque nous arrivions, affolés, tu avais déjà oublié la raison de ta panique. Des aides à domicile furent mises en place, des repas chauds livrés, afin de t’éviter de manger plusieurs fois ou pas du tout.
La différence avec Alzheimer ? Énorme ! Seulement 15% des neurones sont détruits tandis que les autres fonctionnent selon les jours plus ou moins bien. Je souris toujours lorsque je lis certains essais qui s’interrogent sur les causes et concluent : . « Néanmoins, diverses études suggèrent qu’un mode de vie sain (pratique physique régulière, stimulation mentale et alimentation équilibrée) pourrait réduire les risques d’avoir une démence. ». Tu avais une alimentation bio hyper saine, experte en mots croisées et tu lisais beaucoup, faisais du sport plusieurs fois par semaine et montais à pied ses trois étages plusieurs fois par jour. Alors non, je n’y crois pas !
C’est ainsi qu’après plusieurs années de combat pour garder un semblant d’autonomie, tu as fait une grosse crise de démence où j’ai failli te perdre. J’ai dû me résoudre à te mettre en EHPAD. Tu m’en as voulu de « t’avoir sauvée », mais comment aurais-je pu te laisser mourir sans rien faire ?
Hier, je suis passée te voir. Je passe souvent, je ne reste pas longtemps, car je te perds vite. Ton visage alors se fige comme un masque, et je n’ai plus la clé pour communiquer. Tu as toujours plein de choses à me dire, des choses que tu crois avoir vécues la veille. Aujourd’hui c’était Venise. Certainement parce que la maison médicalisée avait organisé un carnaval. Peu importe, tu étais bien. Je te tiens la main, je t’écoute. Tout le monde ne t’entend pas. Tu parles si doucement. Aujourd’hui tu étais là et c’est bien. Après tout demain sera un autre jour. Tu m’as dit : « Un jour, il faudra que turacontes », oui il un jour …
« Tu reviens demain ? » m’as-tu dit, sans vraiment savoir ce que signifie demain pour toi, alors j’ai juste dit oui et je t’ai embrassée.
Facile comme maladie tu avais dit ? Tu es prisonnière de tes rêves et de tes cauchemars. Pas terrible !